lundi 14 septembre 2015

L'art brut de l'asile au marché




  Jean Dubuffet n'est plus là pour protéger les grands artistes marginaux des appétits du marché. Les créations singulières et fascinantes des Darger, Wölfli, Corbaz... vont-elles y perdre leur âme ?

Au début des années 1970, faute d'avoir trouvé en France une institution partante pour en faire un musée à sa façon, l'artiste Jean Dubuffet offre à la ville de Lausanne sa collection d'art brut. Dans les caisses expédiées en Suisse, quatre mille pièces hétéroclites parmi lesquelles des dessins surchargés, des peintures aux couleurs vives, des sculptures en bois ou en fer-blanc, des broderies bizarroïdes... L'ensemble, fruit de trois décennies de recherches et collectes tous azimuts, passe la frontière en tant que « documents ». Le fisc français valide. Nuls droits de douane à payer pour ces machins considérés comme étant sans valeur. La Collection de l'art brut devient un musée, inauguré en 1976 sur les hauteurs du lac Léman.

 Quarante ans plus tard, certains de ces « machins » ont gagné le statut de chefs-d'œuvre inestimables. L'art brut, après avoir été la passion secrète de petits groupes marginaux et heureux de l'être, est sorti de sa tanière. On lui déroule le tapis rouge, on l'invite à la Biennale de Venise ou à la Fiac. Après l'avoir royalement ignoré, le milieu de l'art contemporain s'en est entiché. Et la cote de ces artistes autrefois méprisés explose.

 “Dubuffet ne voulait pas que ces créations soient altérées par le regard perverti de l'art officiel.” Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre
 Inventée par Dubuffet en 1945, l'appellation « art brut » désigne la création de marginaux « indemnes de toute culture ». Cette terra incognita, qui s'ignorait elle-même jusqu'à ce que le peintre français en définisse les contours, est d'abord née dans le creuset des asiles psychiatriques. Dès les années 1920, Dubuffet, tout comme Paul Klee ou André Breton, s'intéresse à « l'art des fous », qu'il découvre dans les publications de psychiatres français et suisses du début du siècle. Après guerre, il collecte ses premières œuvres « pathologiques », puis, continuant de prospecter, s'intéresse à d'autres formes de création spontanée : objets, tableaux, collages réalisés en cachette dans des remises ou des greniers par des solitaires, des délaissés, des simples d'esprit. Ils sont valets de ferme, jardiniers, balayeurs, ou croupissent en prison. Tout à fait ignorants des pratiques artistiques, mais poussés par une nécessité absolue — certains se disent médiums et travaillent sous la dictée de « voix intérieures » —, ces autodidactes inventent avec les moyens du bord des œuvres puissantes où sont catalysées toutes leurs affres. Conscient de leur grande vulnérabilité, Dubuffet voulait bien montrer leur travail, mais dans un espace protégé du monde de cet art « culturel » qui lui donnait de l'urticaire. « C'était une démarche militante, explique Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre, lieu pionnier de l'art brut à Paris. Il ne voulait pas que ces créations soient altérées par le regard perverti de l'art officiel. »


 L'art brut doit échapper au marché. C'est l'une des obsessions de Dubuffet. Les artistes l'aident volontiers. Pour la plupart, ils se contrefichent du devenir de leur production. Aloïse Corbaz (1886-1964), infatigable créatrice de princesses aux seins en boutons de rose, donne ses pétulants dessins aux médecins de l'asile où elle passe sa vie. Augustin Lesage (1876-1954), mineur du Pas-de-Calais devenu artiste et guérisseur après avoir entendu une voix au fond d'un puits, lui, vend ses peintures. Mais il fixe les prix de ses vertigineux empilements de motifs minutieux au temps qu'il met à les réaliser, avec pour base le salaire horaire d'un mineur.

Aloïse Corbaz, Augustin Lesage et Wölfli (mort en 1930), auteur d'une délirante autobiographie imaginaire de vingt-cinq mille pages truffées d'irrésistibles dessins, forment la trilogie des « historiques » dont les cotes atteignent désormais des sommets. 150 000 euros pour un petit Wölfli, 350 000 un grand Lesage... Henry Darger (1892-1973), star américaine actuellement exposée au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, atteint désormais 600 000 euros. Des cacahuètes par rapport à Jeff Koons, mais il y a encore une vingtaine d'années ce genre d'œuvre se négociait à des prix abordables dans un petit milieu d'aficionados. « Le marché a commencé à bouger en 1993, avec l'ouverture de l'Outsider Art Fair à New York », explique Laurent Danchin, auteur de nombreux ouvrages sur l'art brut et commissaire d'expositions — dont la première consacrée à Henry Darger en France. La foire spécialisée new-yorkaise a été transposée à Paris il y a deux ans, avec grand succès. Entre-temps, des galeries se sont ouvertes et le monde des musées, parmi lesquels la Halle Saint-Pierre, à Paris, puis le LaM, à Villeneuve-d'Ascq, s'est attelé à faire connaître ces chaînons manquants de l'histoire de l'art.

L'art brut, “le refoulé de l'art contemporain”
Il fallait voir l'hiver dernier le public arpenter les salles de la Maison rouge, centre d'art privé parisien, où était exposée la collection ABCD : une encyclopédie quasiment complète de l'art brut des débuts à nos jours constituée depuis trente ans par Bruno Decharme. Vissés devant les œuvres, revenant sans cesse aux notices biographiques, les visiteurs paraissaient absorbés par la charge émotionnelle de ces pièces à l'esthétique pas toujours facile d'accès, et surtout très éloignée des canons actuels. Rien d'épuré ni de sobre dans ces agglutinations de matières et d'objets, ces empilages compulsifs, ces couleurs dégoulinantes, ces coups de crayon désordonnés ou au contraire tracés avec maniaquerie. A peu près l'exact opposé de l'art contemporain, ­versé dans l'intellectualisation et le concept. « L'art brut, c'est le refoulé de l'art contemporain qui a toujours cherché à produire des choses intello avec un protocole presque scientifique et le moins de pathos possible, analyse Laurent Danchin. Le public s'intéresse aujourd'hui à un art plus direct qui exprime des émotions. » Un boulevard s'ouvre pour l'art brut, qui attire désormais les collectionneurs d'art contemporain. Pour Christian Berst, le premier à avoir ouvert une galerie d'art brut il y a dix ans, cela confirme la force d'attraction très particulière de ces œuvres hors norme. Et leur ­pouvoir de séduction, telle qu'il s'exprime dans ces très graphiques let­tres-par­titions aux lignes comprimées et tombantes de l'Allemand Harald Stoffers (né en 1961), qui ne déparent pas dans la branche chic de la grande famille de l'art. 
              Trisomique, sourde et muette, Judith Scott communiquait grâce à ses œuvres
Dans sa mutation vers un art de salon, bien loin de ses racines clandestines, l'art brut court-il le risque d'être trop pris en main ? « On peut toujours essayer de lui fait dire ce qu'il ne dit pas, de gommer la maladie, la souffrance ou la déviance des créateurs, fait remarquer Martine Lusardy, la vie de l'artiste continuera de coller à l'œuvre. » Les irréductibles d'aujourd'hui sont bien plus encadrés que leurs prédécesseurs. La plupart vivent désormais dans des structures médicales spécialisées et créent dans des ateliers où on leur fournit le matériel, peinture, laine, carton, comme Judith Scott, Dan Miller ou Hans-Jörg Georgi, les grands noms de la nouvelle génération. Beaucoup ne communiquent pas et presque tous sont sous tutelle : leurs familles ou des établissements spécialisés gèrent leur « carrière ». Stoffers, l'auteur des lettres citées plus haut, est sous contrat avec la galerie de Christian Berst via son atelier et sa tutrice, en l'occurrence sa mère.

 Gouffre juridique
Jacques Trovic, brodeur autodidacte de 68 ans, vivotait seul dans le nord de la France et vendait grâce à sa petite renommée. Il est arrivé récemment au centre médical de la Pommeraie, en Belgique, « dans un état lamentable, raconte Bruno Gérard, responsable de l'atelier créatif du lieu.Il s'était fait complètement dépouiller, incapable de réclamer quand un indélicat emportait une œuvre, prétendant revenir bientôt avec un carnet de chèques. » A la Pommeraie, Jacques Trovic continue de vendre mais récupère désormais son dû grâce à l'équipe du centre. « La plupart de ces personnes sont en détresse psychologique, manipulables et non conscientes de leurs droits,dit l'avocate Agnès Tricoire, spécialiste de la propriété intellectuelle dans le domaine de l'art. Il y a un gouffre juridique entre la pratique et la loi. » Bruno Decharme, qui écume les lieux de création depuis des années, paraît moins pessimiste : « Les grosses arnaques et les abus de faiblesse, ça n'existe pratiquement plus en EuropeL'art brut est bien identifié, plus personne ne peut emporter un carton de dessins pour des clopinettes. Il y aura toujours quelqu'un, entre les instances, les familles et les tutelles, pour faire barrage. » 


 Le risque aujourd'hui est avant tout de trop solliciter les artistes. Vulnérables, ils ne savent pas dire non et certains se sentent obligés de répondre à la commande, un comble pour une forme d'expression impérieuse et spontanée à la base. L'Américain George Widener, 53 ans, dont l'obsession des chiffres colonise les œuvres, se retrouve aujourd'hui en contrat avec trois galeries internationales et dans l'obligation de produire encore et encore. Résultat, la qualité de sa production s'effondre. André Robillard, 84 ans, l'un des derniers témoins de l'époque Dubuffet, auteur de fusils en conserves que nous avions rencontré l'automne dernier, fabrique désormais ses pièces à la demande avec des « copains » qui lui fournissent tout le matériel et repartent avec l'œuvre dûment signée. « Que voulez-vous, Robillard est comme ça, toujours partant, sourit Bruno Decharme. Si vous lui dites "Tiens, on va sur la Lune ?", il vous suit ! »